Mémoire de mouvement, mémorisation :

    « Que se passe-t-il dans notre cerveau lorsque nous parcourons un trajet connu, par exemple pour nous rendre de notre domicile à la boulangerie ? Un tel parcours est jalonné de repères visuels séparés par des distances, mais il est aussi constitué d'une série de mouvements du corps liés, par exemple, aux changements de direction. Les chercheurs ont jusqu'ici privilégié l'hypothèse selon laquelle nous mémorisions des cartes topographiques statiques, composées de repères visuels et de distances. S'appuyant sur une série d'expériences, Alain Berthoz, directeur du Laboratoire de physiologie de la perception et de l'action (CNRS-Collège de France) à Paris, remet en cause l'idée selon laquelle le cerveau est essentiellement conçu pour traiter de l'information visuelle cartographique. A partir de résultats précédemment publiés, obtenus en étudiant la mémoire des déplacements avec un robot mobile, et au cours du guidage de la locomotion, et grâce, plus récemment, à des images fournies par tomographie à émission de positons des zones du cerveau activées lors des différentes tâches effectuées [1], il avance l'hypothèse que la mémoire de l'espace fait en réalité appel à une mémoire du mouvement qu'il appelle « mémoire topokinesthésique », basée sur les mouvements du corps associés à des repères visuels ou acoustiques. Cette nouvelle approche pourrait avoir des retombées tant dans le domaine clinique que dans celui de la robotique.

    Le mathématicien Henri Poincaré a écrit : « Localiser un objet en un point quelconque de l'espace signifie se représenter les mouvements [...] qu'il faut faire pour atteindre cet objet. » (H. Poincaré, La valeur de la science). Il proposait ainsi une théorie dynamique de la mémoire spatiale très différente des théories encore actuellement en vigueur, qui supposent que le cerveau code l'espace sur la base de cartes topographiques statiques. Ces conceptions s'appuient sur l'existence de « cellules de lieu » dans l'hippocampe, structure du cerveau impliquée, notamment, dans la mémoire, ou sur le fait que les coordonnées spatiales semblent être représentées dans le cortex pariétal. Pourtant, des études de patients souffrant de lésions cérébrales ont mis en évidence une dissociation entre la capacité à reconnaître des repères terrestres familiers et celle à décrire les chemins reliant un endroit à un autre. Dans d'autres cas, les patients, notamment ceux atteints de lésions du système vestibulaire (lié au sens de l'équilibre), peuvent décrire les trajets et reconnaître les repères terrestres, mais ceux-ci ne sont alors plus porteurs d'information de direction. Il semble donc y avoir un codage spécifique des objets topographiques distinct des autres catégories d'objets ; il est aussi possible qu'il y ait une ségrégation entre les objets qui requièrent un déplacement pour les atteindre et les autres. Le système vestibulaire interviendrait dans le codage d'une mémoire du mouvement et de l'orientation.

    Les travaux de l'équipe d'Alain Berthoz ont montré, grâce à un robot mobile qui permet de transporter passivement des sujets et d'étudier la mémoire de leurs déplacements, que le cerveau semble mémoriser des mouvements et non des distances et que des lésions de plusieurs parties du cortex cérébral empêchent cette mémorisation. Des travaux récents de l'équipe, utilisant la réalité virtuelle, ont confirmé cette hypothèse.

    Quelles sont les bases neurales de cette mémoire ? On sait que deux grands systèmes cérébraux transmettent les informations vestibulaires : le cortex pariétotemporal, et le thalamus et une partie de l'hippocampe. Pour savoir s'il existe un système de stockage et de rappel des informations fournies par le système vestibulaire, une recherche menée par le groupe Cognition humaine du Laboratoire d'informatique pour la mécanique et les sciences de l'ingénieur (LIMSI) du CNRS à Orsay (Michel Denis), en collaboration avec le Groupe d'Imagerie Neurofonctionnelle (GIN, Université de Caen-LRC CEA, Bernard Mazoyer), associant le Laboratoire de physiologie de la perception et de l'action (CNRS-Collège de France) dirigé par Alain Berthoz, a consisté à explorer les zones cérébrales activées dans le rappel d'un trajet réel, en particulier dans la mémoire du mouvement associé à des repères terrestres visuels au cours de ce chemin. Pour ce faire, les chercheurs ont demandé à des sujets de parcourir un trajet prédéterminé d'environ 800 mètres dans un environnement urbain qui leur était totalement inconnu, dans la ville d'Orsay. Les sujets faisaient trois fois le chemin en le mémorisant, notant au passage sept repères terrestres visuels remarquables, tels qu'une tour, une station service, une cabine de téléphone, etc. Les deux premières fois, le sujet était guidé par l'expérimentateur ; la troisième fois, il était livré à lui-même tout en restant sous la supervision de l'expérimentateur. Le temps mis pour effectuer le trajet était mesuré Le lendemain de cette session d'apprentissage, le sujet devait exécuter deux tâches, l'une de simulation mentale du chemin, l'autre de rappel de repères visuels. Quelques heures plus tard, il leur était demandé de répéter ces deux tâches pendant qu'une caméra tomographique à émission de positons (TEP) enregistrait leur activité cérébrale.

    Les résultats de ces expériences montrent que la durée de la « marche mentale » (le sujet indique en appuyant sur un bouton le moment de son arrivée « mentale » au repère visuel fixé par l'expérimentateur) est très fortement corrélée à celle nécessaire pour y parvenir réellement sur le terrain, aussi bien pendant la session d'entraînement que pendant celle où l'activité cérébrale des sujets est enregistrée par TEP, ce qui confirme que les sujets font bien mentalement le parcours imposé. La comparaison de l'activité du cerveau pendant les deux tâches montre que certaines zones sont activées spécifiquement pendant la « marche mentale ». En particulier, elle démontre, pour la première fois, que l'hippocampe est activé pendant la tâche de navigation spatiale. Cela suggère donc que cette aire du cerveau serait impliquée dans la combinaison de l'information visuospatiale et de position du corps, qui est importante pour la navigation. Une autre zone activée, l'insula, pourrait intervenir dans la mémoire des changements d'orientation du corps au cours de la tâche de locomotion mentale.

    La mémoire d'un trajet ne fait donc pas simplement appel à la mémorisation d'une cartographie essentiellement visuelle, composée de repères et de distances, mais aussi à tout un ensemble d'informations fournies par le système vestibulaire ou d'ordre proprioceptif ou liées aux commandes de mouvement. Ces expériences et les conclusions qui en découlent soulignent la nécessité de concevoir des tâches mettant en jeu la mémoire de mouvements effectués antérieurement plutôt que des expériences artificielles fondées sur l'idée, fausse, que le cerveau est essentiellement une machine à traiter de l'information visuelle [2]. »

    Par delà le mouvement locomoteur, tout mouvement peut-être mis en mémoire…

    Le passage du rappel d'un objet d'étude (attention - observation) au rappel de soi (attention - auto-observation/observation), qui est l'un des fondements de la neuroconnectique, serait lié à l'activation fréquente, et de plus en plus fréquente, se prolongeant dans une quasi continuité, de nos processus de mémorisation orientés vers la mémoire de mouvement, d'abord mémoire du mouvement à l'instant où il est effectué.

    Cette mémoire :

-     part de la mémoire topokinesthésique, qui naît avec notre mouvance locomotrice, et de nos mouvements locomoteurs et accompagnant la locomotion, tels nos mouvements oculaires (travaux d'Alain Bertoz et collaborateurs, lire le texte ci-dessus),

-     pour aboutir à l'activation de « l'oubli inverse » bi-orienté « objet/sujet », définissant une mémoire des mouvements, locomoteurs, et visuo-locomoteurs, mais aussi une mémoire des mouvements de toutes natures (via une mémoire holokinesthésique), englobant et tendant vers la saisie de mouvements neurovégétatifs voire cellulaires tels ceux de nos poumons respirant, de notre cœur battant, de nos cellules respirant en se nourrissant…

    Enfin, et toujours concernant l'utilisation dans les processus neuroconnectiques de cette mémoire spécifique, il est à noter que si nous nous rappelons d'événements voire de micro-événements précis, parmi la multitude de micro-événements traversant nos existences, nous le devons au processus d'auto-observation sitmulant l'activation de « l'oubli inverse » bi-orienté « objet/sujet », qui, lui-même, stimule et est stimulé, rétroactivement, par nos neuroconnexions sensations L émotions (ou réflexions L émotions) puisqu'en effet « si l'on confronte des hommes ou des femmes à une liste de mots neutres ou à connotation émotionnelle, ou à une série de visages exprimant ou non une émotion, tous mémorisent mieux le mot ou le visage lié à l'émotion [3]. »

    Une question fondamentale me fut posée par Magda [4] : « Pourquoi se rappelle-t-on malgré que nous nous oublions ? », à laquelle j'ai répondu comme suit : le rappel est possible, quand on s'oublie, parce que l'intentionnalité remplace la volonté et renforce, au sens des renforcements comportementaux mis en évidence par Ivan Pavlov, via la mémoire synaptique mise en évidence par Donald Hebb, les traces mnésiques dans les premiers moments où l'on se rappelle soi-même.

    En effet, si nous ne disposions que de notre volonté, qui est un processus cognitif, ou, plus précisément, conceptuel, nous ne saurions pas qui nous sommes, le matin, quand nous quittons le stade I de sommeil (ou stade 5 de neuroconscientisation) et atteignons accidentellement, car alloprogrammativement, déterminés ainsi par la programmation de l'espèce animale en laquelle, par hasard, nous existons, le stade I de veille (ou stade 6 de neuroconscientisation) et, a fortiori, quand nous atteignons accidentellement ou par un effort orienté par un travail universitaire ou para-universitaire de type neuroconnectique, les stades II ou III de veille (ou NC 7 ou 8).

    Par contre, grâce à notre intention en notre intentionnalité, qui est un processus affectif, ou, plus précisément, émotivationnel, nous produisons des répétitions moléculaires (hormonales) qui fondent des schémas matriciels - si nous nous référons aux travaux de Donald Melzack - organisant la réactivation de circuits neuronaux momentanément désactivés. Ceci produit ce que nous appelons « mémoire », de soi, via un rappel de la tâche de réactivation de la reconnaissance de ce « soi », rappel qui, aux stades neuroconnectés, prend le nom de « rappel de soi ».

© Daniel-Philippe de Sudres, 2006.



[1] Collaboration avec le groupe « Cognition humaine » du Laboratoire d'informatique pour la mécanique et les sciences de l'ingénieur (LIMSI) du Centre national (français) pour la recherche scientifique, à Orsay (Michel Denis) et le Groupe d'Imagerie Neurofonctionnelle de l'Université de Caen (LRC CEA), dirigé par Bernard Mazoyer.

[2] « Sens du mouvement, mémoire du corps », Cnrs-info, mars 1998 (www.cnrs.fr/Cnrspresse/Archives/n355a4.htm).

[3] Martial van der Linden, Neuropsychologie de la mémoire humaine, ayant mis en évidence la spécificité du rapport « mémorisation-émotivité », en collaboration avec Arnaud d'Argembeau, « Identity but not expression memory for unfamilial faces is affected by ageing » (related differences in memory may depend on the nature of the to-be-rememberd emotional/social information), consulter notre bibliographie.

[4] Il s'agit ici très probablement de Magda Carneci, universitaire, amie de l'auteur et discutante contradictrice de la neuroconnectique transmodale self-programmative, du moins le supposons nous au regard des carnets et correspondances de l'auteur.

 

http://neuroconnectique.free.fr